37.
Samic était recherché dans tout le pays depuis plusieurs jours. Cela s’affichait en grosses lettres, noires comme de lourds nuages masquant le soleil, à la une des journaux. Il y avait des journalistes à l’affût partout. Winter s’efforçait de ne pas penser à cette pression médiatique, comme si elle ne le concernait pas ou n’avait rien à voir avec lui, avec son monde. Il en préférait un qui soit plein de lumière et d’été, de soirées passés à la terrasse d’un café, où le bruit de la vie ambiante croissait puis décroissait avec la tombée de l’obscurité. De bains joyeux après lesquels le sel restait accroché à vos sourcils une fois que l’eau de mer avait séché sur votre corps, en haut des rochers. Et autres choses de ce genre.
Un groupe de journalistes attendaient dans le foyer récemment rénové, armés de leurs carnets de notes et de leurs stylos, ainsi que d’appareils photo de toutes tailles. Winter passa droit devant eux sans les regarder. On se serait cru dans un film, en pire.
Les bandes magnétiques d’Yngvesson tournaient, semblant entraîner le temps avec elles. Winter resta debout. Les haut-parleurs se mirent à crachoter. Yngvesson en avait branché un ou deux de plus, pour renforcer l’effet sonore. Il avait l’air fatigué, voire à bout de forces.
— Voilà, annonça-t-il.
Dans ce qui, auparavant, n’était qu’un magma sonore, Winter put maintenant distinguer certains mots :
— Jlai dja di avant ! je l’ai déjà dit avant ! Aiiie !
Yngvesson arrêta la bande.
— C’est tout ? demanda Winter.
Il sentait quelque chose sur sa nuque. Pas vraiment sur la nuque, en fait, mais derrière, dans sa tête.
— Tout ? C’est déjà pas mal, il me semble.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire. Je me demandais s’il y a d’autres choses à écouter.
— Non.
— Alors repasse-le.
Winter prêta l’oreille à nouveau : avant ! Avant aaiiie !
— Avant, répéta Yngvesson. Il lui a dit quelque chose auparavant.
— Ou bien à quelqu’un d’autre.
— Ou encore il a fait quelque chose auparavant.
— On dirait un vieux.
— Qu’est-ce que tu dis ?
— Enfin, un homme d’un certain âge.
Winter avait déjà entendu cela. Auparavant. Mon Dieu, il avait déjà entendu cela. Non, il l’avait lu. Dans sa bible.
Il regagna son bureau et appela Möllerström, précieux collaborateur qui enregistrait tout sur disque dur. Il suffisait de taper le mot clé. Pour une fois, Möllerström était déjà parti, à cause d’un dîner d’anniversaire pour enfants.
— Appelle-le.
Ça me fait de la peine, Möllerström.
Bergenhem, lui, était toujours là. Winter lui raconta ce qui le tracassait, mais ces mots ne lui disaient rien.
— Qu’est-ce que tu fais en ce moment ? lui demanda Winter.
— Setter et moi, on est en train de vérifier ce qu’on a sur les affaires de Samic. Les noms. Les vieilles relations.
— Les adresses ?
— On en a des tas. Mais on ne peut pas le rechercher chez toutes ses vieilles connaissances, Erik. Pourtant on s’est lancé là-dedans aussi.
— Bielke ?
— Son nom figure parmi les autres, bien entendu. Un peu d’affaires immobilières. Une part dans un resto. Mais tu le savais déjà. Et lui, au moins, on n’ignore pas où il est. Ni son domicile habituel.
Plus pour longtemps, pensa Winter en voyant devant lui Irma Bielke, à la fois brisée et bien décidée, en train de se rendre chez un agent immobilier.
Non, elle n’était pas folle.
Il avait proposé de l’accompagner, de l’aider à trouver un hôtel, ou un parent, un ami. Elle avait décliné son offre. À présent, elle était en route vers un autre lieu, beaucoup mieux.
Bergenhem se leva.
— Maintenant, si tu veux bien m’excuser…
Winter pensait à Halders, à Angela et à Elsa, au fait qu’il devait aller se placer près de la fenêtre pour fumer et monter le son de Time is of the Essence, le disque de Brecker qui était en train de tourner sur son Panasonic, posé par terre comme toujours.
Puis il pensa à cette paternité. Pour lui, elle n’était pas encore prouvée et elle pouvait dissimuler certaines intentions. Bielke ne lui avait rien avoué.
Il s’attarda près de la fenêtre. Les ombres étaient de nouveau étirées, en forme de lances noires, le long de la petite rivière coulant de l’autre côté de ce parc plongé dans le silence, en dessous de son bureau. Le parc, le parc, le parc, le parc, le parc…
Il posa son cigarillo dans le cendrier et regagna sa table de travail pour composer le numéro de Mattias. Toujours pas de réponse. Le jeune homme était peut-être pendu à un arbre, noyé dans un cours d’eau ou en train d’errer quelque part dans cette ville caniculaire.
Il se leva, alluma l’ordinateur de Möllerström et entreprit sa recherche. Il laissa le téléphone sonner et, tandis qu’il était occupé à ce travail, la mémoire lui revint soudain. Ce n’était pas seulement un mot, c’était une voix, aussi.
Bergenhem était au volant. Ils durent rouler lentement pour se faufiler parmi tous ces gens et ces terrasses de cafés. Tout le monde était dehors, par cette canicule : les enfants, les adolescents, les gens d’âge mûr, les personnes âgées, les gigolos, les touristes, les divorcés, les jeune mariés, les familles, les putes, les maquereaux, les poivrots, les agents de police, les camés, les sauveurs de l’humanité, les fous… Tous venaient de nulle part et n’allaient nulle part.
Le parc était le poumon de la ville et nombreux étaient ceux qui peuplaient ses pelouses et ses pistes cyclables.
— Gare-toi tout près, dit Winter.
Bergenhem alla parquer la voiture dans l’une des rues latérales et ils entrèrent par le nord.
— Je suis venu faire un tour par ici presque tous les jours, dit Bergenhem. Discrètement.
— Mmm.
— C’est parce que…
— Chut !
Ils étaient près du bassin. Sur la droite, un groupe pique-niquait tranquillement. Posés sur une patte, dans l’eau, quelques flamants roses contemplaient la scène. Winter sentit l’odeur de viande grillée des divers restaurants qui se trouvaient derrière lui et entendit un rire solitaire, léger et doux, parvenir jusqu’à lui par-dessus le bassin. Les ombres avaient maintenant disparu, comme si les arbres avaient été abattus pour la nuit et ne devaient se relever que le matin suivant.
— Approchons.
— Je reste ici, dit Bergenhem.
Winter fit les trois pas qui le séparaient de l’arbre le plus proche. Il n’était plus qu’à dix mètres de la crevasse qui s’ouvrait, telle une grotte plongée dans le noir, dans le bloc de rochers. Tout autour, la végétation oscillait doucement, faisant entendre une sorte de berceuse.
Soudain, Winter entendit un grand bruit de moteur venu de nulle part et une mobylette trafiquée conduite par un adolescent affichant un rictus sur son visage approcha à toute allure. Il se retourna et vit Bergenhem secouer la tête. La mobylette fit demi-tour sur place, de l’autre côté du bassin et revint sur ses traces au milieu du même vacarme avant de disparaître dans la rue, à une centaine de mètres de là. Après ce bruit infernal, un silence comme il n’en avait jamais régné retomba. Winter resta figé sur place comme s’il savait, savait véritablement, qu’il avait fallu bien des choses pour en arriver à cet instant précis et que tout allait peut-être s’arrêter là, non, pas absolument tout mais une bonne partie, s’il restait sur place, ou s’il revenait le lendemain, ou le surlendemain et le jour suivant encore, et s’il effectuait les tâches que l’on exécutait systématiquement quand on cherchait les réponses aux énigmes.
Il crut entendre un léger bruit, au milieu des branches, là-bas. Mais personne n’en sortit ni ne passa près de lui. Rien non plus sur les bords de son champ visuel.
Il resta sans bouger. Bergenhem n’allait pas tarder à arriver et ils regagneraient le commissariat.
Quelque chose bougea au fond de la crevasse, dans le noir. Une ombre plus sombre que les autres. Winter resta immobile. C’était maintenant. Maintenant. Une silhouette qui n’était toujours qu’une ombre se déplaçait vers la sortie. Winter distingua les contours d’une tête, d’un corps. Puis, soudain, un visage, un simple ovale pâle et indistinct dans la lueur traîtresse du crépuscule. Le reflet de quelque chose qu’il avait aperçu depuis la fenêtre de la chambre de Jeanette.
Mattias posa le pied sur la pelouse qui se trouvait devant les buissons. Il bougeait la tête de tous les côtés, comme un chien qui cherche à flairer la trace d’êtres humains ou d’autres animaux. Il portait un short et une chemise qui était encore assombrie par l’obscurité derrière lui. Il fit deux pas en avant et soudain sa chemise blanchit et se mit à flotter légèrement, en bas, parce qu’elle n’était pas boutonnée. Il lui manque un bouton, car il est chez Beier, pensa Winter. La chemise flotta de nouveau, comme si le vent avait brusquement forci, alors qu’il n’y en avait pas le moindre souffle là où se trouvait Winter.
Il s’éloigna de l’arbre. Mattias sursauta et tourna le visage vers lui. Il fit deux pas. Mattias resta immobile, la tête toujours dressée, comme s’il continuait à flairer. Winter pouvait voir ses yeux, maintenant, les yeux de Mattias, mais il n’y vit aucun signe de reconnaissance, plus aucun. Winter s’approcha alors comme s’il était invisible et la tête de Mattias se mit de nouveau à bouger en tous sens. Son bras droit se balançait, comme pour marquer un rythme. À présent, Winter était assez proche pour sentir l’odeur acide de ce jeune homme qui balançait le bras de plus en plus haut, et la laisse, au bout de sa main, lançait des éclairs d’or et d’argent.
Une fois qu’il eut découvert le rapport qu’il cherchait, Winter se mit à lire et à essayer de trouver les mots. C’était la dernière audition de Mattias, à laquelle avait procédé Halders. Il entendait encore la voix derrière ces mots, tout en lisant :
— Jeanette n’a rien dit, hein ?
— Pourquoi ne la lâches-tu pas, Mattias ?
— Comment ça, lâcher ?
— Tu comprends bien ce que je veux dire.
— Il y a longtemps que j’ai… lâché tout ça.
Ensuite, Mattias s’était tu, lorsque Halders lui avait montré la photo du petit ami d’Angelika.
— Tu le reconnais ? avait demandé Halders.
Puis la conversation avait continué.
C’est alors que Mattias avait prononcé ces mots :
— Ce ne sera… jamais plus comme avant.
Puis il avait répété cela, de façon légèrement différente. À ce moment-là, la réplique n’avait rien d’extraordinaire. À présent, si. Ainsi que la suite, après un bref moment de silence.
— Avant, c’était différent. Je l’ai dit. Je l’ai déjà dit avant.
Il répéta cela encore une fois, un peu plus tard. Halders posa quelques autres questions et ce fut tout ce que dit Mattias. Cela suffisait. Maintenant, cela suffisait.
Après avoir lu cela, Winter avait appelé Bergenhem et ils étaient partis pour le parc en voiture. Il n’y avait aucun autre endroit où aller.